Une interview de Sivaselvi et Ajit Sarkar
Ajit et Sivaselvi Sarkar dirigent à Paris le Soleil d’Or, une association 1901 dont le but est de faire connaître la culture indienne, en donnant notamment de nombreuses conférences, mais surtout en enseignant la danse, l’Ayurvéda et les exercices de yoga.
Disciples d’Aurobindo, les Sarkar tiennent à préciser en quoi la danse indienne, comme tous les arts traditionnels de l’Inde, s’inscrit dans cette démarche spirituelle plus globale que l’on appelle « Yoga ».
Le Soleil d’Or mérite pleinement son titre « d’association de Yoga et de culture indienne », puisque ses activités regroupent effectivement de très nombreux aspects de cette immense culture.
Tout d’abord, bien évidemment, ce sont des cours d’asanas et de pranayama qui sont donnés aux élèves ; ainsi que de solides formations aux futurs enseignants de yoga.
Mais l’association forme aussi des « éducateurs de santé », au sens donné à ce terme par l’Ayurvéda. D’une manière plus générale, chacun peut se former au massage familial et thérapeutique.
Relaxation, Sophrologie, gymnastiques douces et méditation sont encore au programme, car on intègre le plus possible de techniques modernes afin de profiter de certains aspects psychothérapeutiques ou physiothérapeutiques qui n’avaient jamais été développés en Inde.
Le Varma Kalai, l’art martial indien, est bien sûr pratiqué ; mais surtout les danses indiennes, le Bharata Natyam du sud, et le Kathak du nord, accompagnées des chants du nord et du sud, et des percussions.
Il va sans dire que la formation de Yoga s’accompagne de conférences sur les Védas, les religions de l’Inde et la culture indienne.
Mais attention : aucun prosélytisme pour la philosophie d’Aurobindo ne transparaît dans les enseignements diffusés au Soleil d’Or.
Qu’est-ce que le Yoga ?
Un petit malentendu s’est installé en Occident, où l’on croit que le Yoga est un système d’exercices, alors qu’en fait c’est un état.
Plus exactement, le Yoga consiste à réaliser l’Union entre soi et ce Principe de Conscience éminent que, dans les religions, on appelle « Dieu ».
Selon la pensée indienne, la Conscience peut être vue sous deux aspects : Purusha, c’est à dire l’Absolu, l’Incréé statique, qui est masculin ; et Prakriti, la manifestation, la création dynamique, qui est féminin.
On sait que, pour le Chrétien, le Créateur est en dehors de la création ; mais dans le concept indien, Il est concomitamment la création.
Le Yoga consiste donc à réunir la créature au Créateur, autrement dit à découvrir ce que nous sommes réellement, au niveau le plus profond.
Pour cela, des Voies, comme autant de modes de vie, ont été développées dans la plus haute antiquité, jusqu’à ce que, un peu plus tard, lors de la période de décadence de la civilisation indienne, différentes méthodes et techniques de yoga viennent les remplacer.
Auparavant, aux temps védiques, toute vie était Yoga ; mais ensuite, on a peut-être mal compris la notion de Maya, l’illusion.
En quoi consisterait donc l’illusion… et la réalité ?
Pour les Indiens, la Réalité Fondamentale, c’est la Conscience Absolue. Quant au monde dans lequel nous vivons, il peut aussi être considéré comme une réalité, mais, en quelque sorte, en tant qu’ombre de la Réalité Absolue. Il est donc licite de dire que ce monde est une illusion, mais ceci n’implique pas qu’il faille le fuir pour parvenir à l’Union.
Hélas, durant l’époque de décadence dont j’ai parlé, la compréhension de cette notion d’illusion se pervertit ; et les religieux ont imaginé qu’en échappant à ce monde illusoire on parvenait à la béatitude.
Vous voulez dire qu’il s’est instauré un dualisme dogmatique ?
Nous vivons dans un monde de dualité avec, à l’origine, la séparation entre Conscience et énergie, entre Purusha et Prakriti.
Mais ça ne veut pas dire qu’il faille abandonner l’un pour l’autre.
Or, la réflexion erronée, à laquelle certains philosophes se sont livrés, a consisté à penser que, puisque Dieu est l’Absolu, il s’avérait finalement inutile de souffrir dans ce monde, et qu’il valait mieux s’en évader le plus rapidement possible pour rejoindre l’état béatifique.
C’est à partir de ce moment qu’il y eut séparation entre vie matérielle et vie spirituelle.
Voilà pourquoi le spiritualisme s’est développé en Inde.
Et c’est d’ailleurs pour les mêmes raisons de dichotomie entre esprit et matière que s’est développé le matérialisme en Occident.
Mais aujourd’hui, notamment à travers le message d’Aurobindo, peut-être commence-t-on à revenir à l’ancienne idée védique qui jugeait judicieux de rechercher la Conscience dans la manifestation.
Selon Aurobindo, la manifestation suit un processus évolutif dans lequel l’homme n’est pas la dernière étape… puisque notre espèce a, certes, atteint une certaine forme de conscience, mais que ce n’est pas encore la Conscience Absolue.
Pour y parvenir, ce que propose Aurobindo, c’est de diviniser le monde, d’exprimer la Conscience Divine ici-bas.
Et c’est cela le Yoga !
Quand vous parlez de Yoga, vous incluez tous les yogas ?
Tout à fait !
Le Yoga commence, dans l’évolution, lorsque l’homme prend sa vie en charge pour trouver l’Unité en lui-même, ce que n’était pas capable de faire l’animal.
Le Yoga de cette première époque restait global, puisqu’il n’avait encore subi aucun éclatement en systèmes.
Ce n’est qu’après, durant la période de décadence, que ce que l’on appelle aujourd’hui Raja-yoga, Jnana-yoga, Bhakti-yoga, Karma-yoga ou Hatha-yoga ont été inventés.
C’est Patanjali qui, le premier, a codifié le Yoga et créé le Raja-yoga où il était question de maintenir le corps dans un bon état de santé afin de favoriser la concentration et la méditation.
A présent, ce qu’Aurobindo propose pour l’époque moderne, c’est un Yoga Intégral.
On ne peut plus, en effet, pratiquer le véritable Hatha-yoga, car il faudrait ne pas avoir besoin de gagner sa vie, et se consacrer à cette discipline à plein temps.
Mais il reste possible d’extraire du Hatha-yoga tout ce qui permet le perfectionnement physique.
De la même manière, on peut prendre dans le Raja-yoga les techniques utiles à calmer le mental, ou à augmenter et orienter l’énergie ; et retenir, dans le Bhakti-yoga, la purification affective ; dans le Jnana-yoga, la perfection de l’intellect ; ou encore, dans le Karma-yoga, la juste pratique de l’action, accomplie avec amour et intelligence…
Le Yoga Intégral d’Aurobindo n’est donc pas basé sur une méthode sophistiquée, mais sur le choix des techniques qui conviennent à chacun pour trouver la triple perfection : physique, affective et mentale.
Mais comment peut-on savoir quelle technique particulière nous convient le mieux ?
Pour arriver à la perfection physique, par exemple, on peut, bien sûr, utiliser les postures de Hatha-yoga.
Mais n’importe quelle discipline sportive, à condition de la pratiquer dans l’esprit du Yoga, c’est à dire sans compétition, peut faire l’affaire.
Si quelqu’un aime le footing, qu’il pratique le footing !
Mais s’il a des problèmes de dos, les postures seront beaucoup plus efficaces.
En fait, toutes les activités humaines, du ménage à la création artistique, en passant par le travail, l’hygiène, la vie affective, l’alimentation, etc., sont susceptibles d’être intégrées dans la démarche du Yoga, tant que l’on garde pour objectif la quête de soi, et l’obtention de l’harmonie en soi et autour de soi.
Il suffit simplement d’adapter la pratique aux besoins et aux centres d’intérêt de chacun.
Tout le monde n’aime pas les postures, mais il ne faut pas abandonner le perfectionnement du corps pour autant.
Personnellement, je ne considère pas que les postures soient la seule solution pour trouver son équilibre ; mais je dirais qu’elles restent quand même la meilleure.
Et au-delà de la perfection physique ?
C’est précisément là que vont intervenir les arts, et notamment la danse.
Il est en effet indispensable de pratiquer une activité artistique pour développer l’émotionnel et l’esthétique.
En Inde, tout le monde sait que les émotions se canalisent par le chant, la danse et les autres arts traditionnels ; et, d’une certaine manière, on peut utiliser ces techniques comme des psychothérapies.
Mais, plus encore que dans une visée psychothérapeutique, l’art se pratique surtout dans le but de s’unir avec la Divinité, et cela aussi bien dans l’art sacré que dans l’art populaire.
En réalité, ce n’est pas tellement l’art qui est important, mais la manière dont on s’en sert.
Une activité artistique doit être au service du développement de l’équilibre. Et, dans cette perspective, la danse est un des arts les plus complets.
Elle permet notamment de s’exprimer corporellement, émotionnellement, mentalement – car on a besoin de beaucoup de concentration – et même intellectuellement dans la mesure où elle était traditionnellement utilisée pour transmettre à la population les grands mythes de l’Hindouisme, qui constituaient la version populaire des Védas et des Upanishads.
Cette mission civilisatrice voulait que le Guru, jadis, dans les domaines de la musique et de la danse, soit aussi considéré comme un Guru spirituel.
C’est encore en partie vrai dans l’art indien authentiquement traditionnel – et surtout dans la danse – tant qu’est respectée la double nécessité de se perfectionner physiquement et de transmettre au public l’Unité transcendante vécue par la danseuse.
Le Mudra n’est-il pas essentiel, dans cette transmission ?
Dans cette discipline artistique exigeant la maîtrise du corps, la maîtrise de la technique et la maîtrise de la coordination, tout intervient, depuis les expressions du visage jusqu’aux mouvements du bout des doigts…
Le rythme est également primordial, car toute création procède d’un rythme.
Shiva est considéré comme le créateur de la danse ; or, il joue du tambour, qui marque le rythme de la vie.
C’est ce même rythme que l’on reproduit dans la danse, en tapant des pieds.
Et bien sûr, la musique, sans laquelle la danse n’existerait pas, s’impose aussi comme un apprentissage indispensable à la danseuse.
Accompagnant la musique, le chant sert évidemment à porter le texte.
Ces chants sont, la plupart du temps, dévotionnels, et décrivent un Dieu personnalisé avec lequel s’entame une relation de l’amour.
En fait, tous les chants d’amour, dans cette tradition, sont plutôt dédiés au Dieu.
Mais, effectivement, le texte est aussi interprété par les Mudras, c’est à dire par un langage des mains assez comparable au langage des sourds-muets, et qui permet donc de raconter une histoire sans paroles.
Enfin, on peut exprimer beaucoup de chose avec le visage… à condition, bien sûr, de travailler le ressenti.
En résumé, on parle de quatre sortes d’expressions : l’expression corporelle, avec toutes les parties du corps ; l’expression par les paroles et la musique ; l’expression par le décor, avec les costumes, les ornements et le décor de la salle ; mais le plus important reste naturellement l’expression de l’être, du vécu.
Pour revenir sur les Mudras, ne les retrouve-t-on pas aussi dans le Yoga ?
Dans la danse, le Mudra est tout d’abord un langage, qui s’accompagne secondairement d’un aspect énergétique.
C’est tout à fait comparable aux rituels où l’on retrouve d’abord la symbolique, puis l’énergétique.
Dans le Yoga, par contre, le Mudra est avant tout énergétique.
Cela dit, les Mudras du Yoga ne sont pas exactement les mêmes que dans la danse.
Bien sûr, dans la danse comme dans le Yoga, si le Mudra n’est pas bien formé, il manque d’énergie.
Il faut donc bien placer les doigts pour faire passer l’énergie.
Mais dans la danse, pris isolément, le Mudra ne veut rien dire.
Il ne prend son sens qu’inséré dans le contexte, avec le texte, l’expression et l’attitude du corps…
Propos recueillis par Jean-Baptiste Loin
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